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Par MINERVIEWS
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LA MORT : UNE FAÇON D'UNIR UNE NATION ?

Alliant croyances préhispaniques et religion catholique, l’appréhension de la mort et sa célébration revêtent en Amérique Latine un mélange de traditions festives et colorées. La mort est alors considérée comme une phase de la vie parmi d’autres, et son accueil diffère de beaucoup des coutumes européennes.

ÉDITO DE LA RÉDACTION

Il y a plusieurs mois, notre équipe a choisi de mettre en avant un thème délicat dans la Newsletter de ce mois : la mort. Les articles que vous lirez ce mois-ci ont été minutieusement rédigés durant les deux derniers mois, dans le but d'apporter un regard réfléchi sur ce sujet. Cependant, il est impossible d'ignorer les événements actuels qui se déroulent en Israël et en Palestine ainsi qu'en Ukraine et en Russie. Il est aussi important de rappeler que les conflits qui secouent le monde ne se limitent pas à ces régions. Du Myanmar à Haïti, du Sahel à l'Afghanistan, du Liban à la Syrie, du Yémen au Sud-Soudan, du Nigeria à la République démocratique du Congo, des tragédies humaines se jouent au quotidien. Malheureusement, la couverture médiatique des conflits reste sélective, laissant nombre d'entre tant d’autres dans l'obscurité. Nous tenons à exprimer notre soutien indéfectible à toutes les victimes des conflits à travers le monde. Les tragédies humaines qui se déroulent dans ces régions nous rappellent l'importance de la paix, de la compréhension mutuelle et de l'empathie dans un monde où la violence semble trop souvent prévaloir. Nous espérons que cette édition spéciale de notre Newsletter capturera vos attention, vous encouragera à réfléchir sur ces questions vitales.


A l’occasion de ce début de mois de novembre marqué par la fête de la Toussaint, la rubrique culture a jugé pertinent de s’intéresser au thème de la mort et de sa ritualisation. Nous avons fait appel à nos correspondantes en Colombie et au Mexique pour se pencher sur la question en Amérique Latine, afin de la comparer à nos coutumes européennes.

La célébration de la mort : construction d’une mémoire, une identité et une culture communes

En Amérique Latine, la célébration de la mort est collective, et non aussi individualiste et autonome que dans les pays occidentaux. La prière de La Novena, commune à de nombreux pays, fait référence au chiffre 9, signifiant unité. Pendant neuf jours après la disparition d’un individu, son âme se détache de son corps, commençant son voyage vers le monde des morts. Les proches demeurent auprès du défunt, se relayant pour des veillées jusqu’à l’inhumation, pour laquelle toute la ville se rend en procession au cimetière. Des festivités et banquets colorés sont organisés, tranchant avec les célébrations calmes, écourtées, et en vêtements noirs en France et dans d’autres pays européens. Le processus mortuaire des pays latino-américains constitue une « véritable ré-animation du défunt ».

En Colombie, la réaction collective face à la mort peut s’expliquer par les violences et conflits armés dont ont souffert et souffrent toujours les colombien.ne.s dans certaines zones du pays. Les célébrations constitueraient une réponse commune face au traumatisme de la violence de la mort. Elles permettent de « ritualiser l'expérience de la terreur et du deuil », et de créer une mémoire collective qui s’insère dans l’identité des colombien.ne.s. De plus, dans le cas d’une mort brutale et violente, il est considéré que la victime « a manqué de temps pour se repentir ». Les rituels mortuaires visent donc à offrir une chance au défunt d’atteindre un état paisible. En Europe, les principales causes de décès relèvent de la vieillesse ou la maladie, ce qui pourrait expliquer la perception différente du deuil par la population.

Les Mexicains, quant à eux, honorent leurs morts à l’occasion du Día de los Muertos, évènement inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité depuis 2008. Des plats, autels, décorations, sont préparés en l’honneur des morts. De nombreuses croyances sont associées à ces rituels. Ce jour-là, la frontière entre le monde des Vivants et le monde des Morts s’ouvre, et le retour passager du défunt peut apporter prospérité ou malheur. Selon Jesús, étudiant en anthropologie à la Benemérita Universidad Autonoma de Puebla au Mexique, La Fête des Morts est « le fruit d'un syncrétisme entre les traditions religieuses catholiques espagnoles et les traditions religieuses mésoaméricaines ». Les différents héritages sont bien visibles dans les rituels et symboles associés à cette célébration : les prières ou visites au cimetière, d’influence catholique, et la nourriture, la fumée, ou la lumière de feu, appartenant aux traditions autochtones. Pour Jesus, ce mélange culturel permet ainsi de réunir les différents peuples et croyances qui composent le pays, donnant lieu à « l’une des traditions les plus sacrées, qui crée un fort sentiment d'identité, presque comme une empreinte de la mexicanité ».

Malgré des coutumes mortuaires qui favorisent l’unité, les différences sociales en Amérique Latine restent perceptibles. Par exemple, au Venezuela, en Argentine et au Paraguay, l’inhumation du défunt est distincte selon sa classe sociale, certaines activités peuvent être interrompues pour que la majorité puisse assister aux obsèques. En Bolivie et en Equateur les défunts sont enterrés avec leurs biens les plus précieux, objets de différentes valeurs selon l’appartenance sociale de chacun. Des disparités régionales existent également, notamment au sein des populations autochtones. Jesus nous explique par exemple que la date de l’inhumation peut être déplacée dans le cas où la famille traverse une période économique difficile.

Champ de cempasúchil, Atlixco, Etat de Puebla, Mexique (Agathe Drouot--Chary)Champ de cempasúchil, Atlixco, Etat de Puebla, Mexique (Agathe Drouot--Chary)

La mort, étape fondamentale de la vie

La mort serait la finalité qui justifie les actes de notre vivant, c’est pourquoi elle s’inscrit comme un socle de notre culture. Dans notre conception européenne, la mort « est perçue dans sa matérialité » comme fin de l’existence d’un individu. A l’inverse, dans les cultures mésoaméricaines, la mort n’est qu’une étape du processus de la vie, considérée comme une phase. 

En Colombie, l’idée de la mort comme étape de la vie se reflète notamment dans l'importance de la sépulture du corps. Celle-ci vise à doter le défunt de son identité de vivant afin qu’il « accède à la sainteté ». Les différences apparaissent alors avec les cultures occidentales, où l’on cherche davantage à faire disparaître le corps, tant l’idée de finitude est insupportable. Il n’est jamais question de faire vivre le mort à travers sa sépulture, les souvenirs du défunt n’appartiennent qu’au passé. On en vient même à agir dans un certain « déni de la mort ».  Visuellement, ce contraste est notable dans l’aménagement des cimetières, composés de tombes grises et semblables en Europe, décorés d’offrandes et de fleurs en Amérique Latine.

La culture latino-américaine embrasse l’étape de la mort, elle ne la conçoit pas « comme une finitude mais comme un événement » caractérisant l’identité du défunt lors de son vivant. Ainsi, la seule mention de la date du décès sur la plaque est bien plus importante que la date de naissance. Au cours des célébrations du Jour des Morts, « la mort ne représente pas une absence mais une présence vivante ; la mort est un symbole de la vie qui se matérialise sur l’autel offert ».

La mort peut même être synonyme d’une grande force, très respectée. Une fois décédé, le défunt devient un alter ego de la personne qu’il était de son vivant, toutefois bien « plus puissant que les vivants parce qu'il les précède en éclaireur dans la mort ». Jesús précise qu’au Mexique, la mort peut être perçue comme un processus de transformation, un voyage spirituel de l'âme, voire comme une divinité.

Katerina, étudiante en négociations internationales à l’Université du Magdalena en Colombie, nous informe quant à elle sur la considération de la mort dans son pays. Dans sa culture, novembre est le “mes de animas” (mois des âmes). Au cours de ces 30 jours, un vivant a l’opportunité d’entrer en contact avec un membre de sa famille décédé, par l’intermédiaire d’une anima, qui lui demande un service en échange, comme allumer une bougie chaque soir en son honneur pendant une période donnée.

Considérant ces croyances de réunion des morts et des vivants, la célébration des défunts en Amérique Latine est donc une période de festivités joyeuses, bien loin du triste deuil occidental. Il s’agit de « vivre la mort en vie et ritualiser le mort comme vivant ».

Autel pour les animaux, Cholula, Etat de Puebla, Mexique (Agathe Drouot--Chary)Autel pour les animaux, Cholula, Etat de Puebla, Mexique (Agathe Drouot--Chary)

Dans la douleur de perdre la présence d’un être cher, les rituels funéraires permettent de réunir les proches du défunt, mais sont également synonymes d’unité pour les peuples et leurs traditions. Comparées à l’Europe, les spécificités culturelles des pays d’Amérique Latine résident dans le mélange des coutumes des divers peuples autochtones avec les traditions catholiques importées par les Espagnols. Les prières chrétiennes se mettent alors au service de la croyance du retour des âmes décédées auprès de leurs Vivants. De si grandes célébrations festives mènent également à la création d’identités nationales fortes, dans des pays à la culture si diverse.

Par Myrtille Praire et Agathe Drouot—Chary


Pour aller plus loin sur notre dossier du mois consacré à la mort, consultez les articles de nos rubriques Relations internationales et Société sur notre blog.

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