LE MANIÉRISME ET LES JEUX DE STYLE : QUAND L’EUROPE SE MET À EXPÉRIMENTER

Entre raffinement savant et tension expressive, le maniérisme devient à la fin de la Renaissance un langage artistique partagé en Europe, révélateur d’une époque où les certitudes humanistes vacillent.

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3 min ⋅ 01/05/2025

Dès les années 1520, alors que l’Italie traverse les secousses politiques et religieuses du XVIe siècle, une nouvelle manière de faire de l’art émerge. Le sac de Rome en 1527 agit comme un choc culturel : la Renaissance touche à ses limites, et les idéaux de mesure, d’équilibre et de clarté s’effritent. Dans ce climat instable, des artistes tels que Parmigianino, Rosso Fiorentino ou Giulio Romano ne cherchent plus à reproduire une nature idéalisée. Leurs œuvres expriment autre chose : un trouble, une tension, une volonté d’expérimenter les codes du beau. Proportions allongées, poses artificielles, couleurs acides, compositions instables… la grâce maniériste intrigue, elle dérange.

Le terme maniera, utilisé par Giorgio Vasari, désigne une posture esthétique autant qu’un style : goût pour la complexité, pour l’artifice, pour le jeu. En peinture, cela donne les madones élancées de Parmigianino (La Vierge au long cou), ou les fresques foisonnantes de Giulio Romano au Palazzo del Te de Mantoue. En architecture, les règles de Vitruve sont transgressées avec brio : les frontons se brisent, les ordres se croisent, les façades se parent d’ombres et de reliefs inattendus.

Ce goût de la licence ne reste pas cantonné à l’Italie. En quelques décennies, le maniérisme se diffuse à travers l’Europe, porté par les échanges artistiques, les mariages royaux et les ambitions des cours princières. En France, François Ier puis Catherine de Médicis favorisent un art de cour inspiré d’Italie. L’École de Fontainebleau, mêlant artistes français et italiens, développe un style raffiné et ornemental, peuplé de grotesques, de figures mythologiques et de symboles ambigus.

Dans l’architecture, Jean Bullant joue un rôle clé. Formé en Italie, il conçoit des façades audacieuses : à Chantilly, la travée centrale est soulignée par un fronton interrompu, des pilastres redoublés, des rythmes brisés qui défient la lecture classique. À Fère-en-Tardenois, il érige un pont-galerie monumental, affirmant le prestige de son commanditaire, Anne de Montmorency. En France, le maniérisme devient un art de la représentation aristocratique, dans une époque minée par les guerres de Religion.

En Espagne, le ton change. La Contre-Réforme pousse les artistes à réinventer le sacré. El Greco, d’origine crétoise mais formé en Italie, développe à Tolède un style unique, entre figures tirées, lumière irréelle et théâtralité. L’Enterrement du comte d’Orgaz illustre une foi intense, où le maniérisme devient un vecteur d’élévation spirituelle plutôt que de pouvoir.

Dans les Flandres, le style fusionne avec les traditions locales. Bartholomeus Spranger ou Maarten van Veen mêlent maniérisme romain et héritage gothique. Leurs œuvres, riches en symboles et souvent érotiques, traduisent l’esthétique d’une cour impériale soucieuse de raffinement érudit.

Le maniérisme n’est pas un simple courant entre deux styles. Il devient un moment européen d’expérimentation formelle. Partout, il s’adapte, se transforme, se charge de sens selon les contextes religieux, politiques ou sociaux. Il exprime l’ambiguïté d’un monde qui doute et qui cherche à se redéfinir. Une esthétique du trouble, du décalage comme une réponse élégante à une crise des repères.

Aujourd’hui encore, ce style longtemps marginalisé retrouve une certaine actualité. À l’heure où les cadres esthétiques se brouillent, où l’art se joue des frontières, le maniérisme résonne comme un écho familier : celui d’un moment où l’Europe, entre héritage et invention, s’est mise à expérimenter.


Par Elvire Bernard-Evin


Pour aller plus loin sur notre dossier du mois consacré au patrimoine architectural consultez les articles de nos rubriques Société et Relations Internationales sur notre blog.

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