LA SEXUALISATION DE LA FEMME FRAGILE : L'HISTOIRE DE L'ART EUROPÉEN SOUS LE REGARD PATRIARCAL

Au musée des Beaux-Arts de Rennes, l’œuvre de Cléopâtre se donnant la mort de Claude Vignon (1) interpelle par sa mise en scène bien particulière : sein nu, sang sur la poitrine, regard tourné vers le ciel. Cette œuvre illustre un motif récurrent dans l’histoire de l’art occidental : la femme en état de faiblesse, souvent au seuil de la mort.

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3 min ⋅ 01/12/2025

De Vignon à Delacroix, de Millais à Klimt, l’Europe a bâti une histoire de l’art où la fragilité féminine devient un plaisir esthétique. Cette tendance s’explique par les normes sociales qui encadrent les artistes. Sous le siècle des Lumières, pourtant siècle de l’« Homme », une fascination marquée par la science sur les corps inertes se développe sur le domaine artistique. Dans Le Cauchemar de Heinrich Fussli (1781), la femme endormie incarne une sexualité passive, vulnérable, où le désir se mêle à la domination.

Cette esthétique interroge : pourquoi cette récurrence ? Et surtout, en quoi cette fragilité devient-elle désirable ?

Dès le Romantisme, la maladie et la mort deviennent une matière idéale pour exprimer le drame et l’émotion mais aussi pour une certaine sexualisation de la souffrance. Or, ce culte de la faiblesse est genré. Même dans la mort, les hommes sont représentés avec solennité et dignité tels que La Mort de Marat de David, tandis que les femmes sont représentées fragiles et déshabillées, rendues désirables par leur immobilité. Ophélie de John Everett Millais illustre cette idée : allongée dans l'eau, passive et soumise elle attend silencieusement et s'offre au regard des spectateurs, devenant un objet de délectation esthétique.

En 1856, Edgard Allan Poe soulignait : « La mort d’une belle femme est incontestablement le plus poétique sujet du monde ». Cette fascination traverse les époques, des peintures baroques aux vers de Baudelaire. L'histoire du regard artistique ne fait pas qu'esthétiser la faiblesse féminine : elle la codifie, l'érige en norme, et l'inscrit dans une logique de domination visuelle patriarcale.

Cette logique fut analysée par la théoricienne Laura Mulvey sous le terme de « male gaze ». Dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema (1975), elle démontre que dans l'art, la femme est représentée pour être regardée, non pour agir. Ce regard sexualise la faiblesse et érige en idéal esthétique le corps féminin passif, affaibli, voire mort. Le corps féminin inerte devient, comme l'analyse Elisabeth Bronfen dans Over Her Dead Body (1992), une métaphore de la maîtrise masculine totale.

Aujourd’hui, malgré la période post-#MeToo qui a profondément marqué l’Europe et accru la sensibilisation autour des luttes féministes, nos musées persistent à exposer des siècles de regards dominateurs sans véritable contextualisation ni mise en perspective critique. Comme si la femme demeurait cantonnée à ce rôle de corps vulnérable destiné à être contemplé, au nom d’un prétendu « héritage européen ».

Mais ce regard n’est plus sans réponse. Dans toute l’Europe, des artistes s’en emparent : Zanele Muholi, Marina Abramović, ORLAN, Sophie Calle réinventent le corps féminin, non plus figé, mais agissant. Leur art bouscule les musées européens, encore marqués par des siècles de représentation patriarcale. Dans ce même esprit, Paula Rego, avec sa série Abortion Pastels (1998), représente des femmes confrontées à l’avortement clandestin, où les corps refusent toute idéalisation et leurs postures toute passivité. 

L'histoire de l'art européen n'est pas neutre. Elle n'est pas un simple catalogue de beautés intemporelles. C'est un récit construit, une narration qui a choisi ses héros et ses objets. Et pendant des siècles, elle a choisi de transformer la fragilité féminine en spectacle, la mort des femmes en poésie, leur vulnérabilité en plaisir esthétique.

Alors, face à la Cléopâtre de Vignon, la question reste ouverte :  l’Europe peut-elle prétendre défendre l'égalité des genres tout en sacralisant un patrimoine artistique bâti sur la domination masculine ?

(1) https://lespourquoises.com/la-mort-de-cleopatre-dans-lart-de-la-peinture/

Par Mateo CABETE


Pour aller plus loin sur notre dossier du mois consacré à la sexualité et à la contraception, consultez les articles de nos rubriques société et relations internationales sur notre blog.

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