Plus de soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les musées européens continuent de faire face à leur passé, celui d'un grand pillage culturel de l’histoire. Entre avancées, lenteurs administratives et blocages juridiques, l’Europe tente encore de solder la dette morale laissée par les spoliations nazies.
Mai 2024, musée d'Orsay. Deux tableaux quittent silencieusement les cimaises. Un Renoir et un Sisley, exposés là depuis des décennies, quittent définitivement les collections françaises pour retrouver les héritiers de Grégoire Schusterman, marchand d’art juif contraint, en 1941, de céder ces toiles pour financer sa fuite.
L'Europe garde un secret terrible dans ses musées. Entre 1933 et 1945, les nazis ont orchestré le plus grand pillage culturel de l'histoire : 600 000 œuvres volées à travers le continent. Un système bureaucratique, méthodique. Peintures, sculptures, objets liturgiques, bibliothèques entières : tout un patrimoine spolié au nom d’une idéologie meurtrière. En France, 2 035 œuvres portent aujourd’hui encore l’étiquette discrète de Biens Musées Nationaux Récupération. Depuis 1949, seulement 188 ont été restituées – dont 80 ces douze dernières années.
Face à ce passé, chaque pays européen réagit différemment. L'Allemagne porte le fardeau le plus lourd. En janvier 2024, la ministre Claudia Roth qualifiait le faible nombre de restitutions de honte nationale. Depuis 1998, plus de 7 000 œuvres ont été restituées outre-Rhin.
Les Pays-Bas incarnent une autre trajectoire. Longtemps, après-guerre, le sujet fut ignoré. Il faudra attendre les années 1990 et l'affaire Goudstikker – un marchand juif dont les héritiers découvrirent que ses tableaux étaient exposés dans des musées néerlandais – pour qu'un changement s'opère. En 2021, les Pays-Bas adoptent des mesures ambitieuses : un comité d'experts indépendants statue sur les litiges, évitant les longs combats judiciaires.
En Autriche, une loi de 1945 déclara nulles toutes les transactions réalisées sous occupation allemande. Mais une interdiction d’exportation bloqua paradoxalement le retour des œuvres à leurs propriétaires émigrés. L’histoire de Nora Stiasny, contrainte de vendre un Klimt à vil prix avant d’être assassinée en 1942, en est l’illustration tragique. Ce n’est qu’en 2001 que ses descendants ont enfin pu récupérer le tableau.
La France s'est longtemps perçue comme un pays victime plutôt qu'acteur du système. Le décret de 1949 établit l'imprescriptibilité totale des revendications, mais le principe d'inaliénabilité des collections publiques bloquait toute restitution. Les lois de 2022 et 2023 ont levé cet obstacle. Quinze œuvres – dont un Klimt d'Orsay et un Chagall du Pompidou – ont été restituées. Le Parlement reconnaissait enfin la responsabilité de l'État français entre 1940 et 1944. Le musée de Rouen a, à ce titre, lancé en 2022 l'étude intégrale de ses collections. Il est le tout premier musée français à l'avoir réalisé avant la loi de 2023.
Face à cet enjeu majeur, le marché de l’art parisien a dû réinventer ses pratiques. Chaque catalogue fait l'objet de vérifications par le biais d’Art Loss Register, une base de données informatiques internationales aidant à la recherche de provenance. En 2021, Christie's a retiré un Pissarro après la découverte de preuves de sa spoliation.
Depuis 2019, un réseau européen relie les différentes commissions nationales de restitution, la circulation des œuvres ne connaissant pas de frontières. Un rapport de 2024 de la World Jewish Restitution Organization dresse tout de même un constat accablant : 24 pays n'ont accompli "aucun progrès". Sept pays avancent réellement : l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France, les Pays-Bas, l’Autriche, la République tchèque. L'Europe est partagée entre devoir de mémoire et indifférence.
Derrière chaque restitution, un combat. Il y a un visage, un silence, une douleur transmise, et derrière les musées, les catalogues et les archives, il y a des familles dépossédées. Leur rendre leurs œuvres, c’est refuser l’oubli. Et dans cet effort patient, l’Europe se réconcilie peu à peu avec son passé. Tant que toutes les œuvres n’auront pas retrouvé leur place légitime, le marché de l’art restera redevable de son histoire.
Par Eléanor Merlé
Pour aller plus loin sur notre dossier du mois consacré au marché de l’art, consultez les articles de nos rubriques société et relations internationales sur notre blog.
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