LE TABLEAU VOLÉ : QUAND LE CINÉMA ÉCLAIRE LES ZONES GRISES DU DROIT DE L'ART

En 1914, Egon Schiele peint Les Tournesols, un hommage mélancolique à Van Gogh qui, contrairement aux tournesols éclatants du maître hollandais, sont fanés : l'espérance meurt avec la guerre qui commence. En 2024, cela a inspiré un film qui plonge au cœur des dilemmes juridiques et éthiques du marché de l'art : Le Tableau volé de Pascal Bonitzer. 

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4 min ⋅ 01/11/2025

L’œuvre majeure d’Egon Schiele, disparue depuis 1942, refait surface dans un modeste pavillon de Mulhouse, un siècle plus tard. C'est cette découverte extraordinaire qui inspire Le Tableau volé. Le film s'inspire d'une affaire authentique : la redécouverte des Tournesols d'Egon Schiele au début des années 2000. Un jeune ouvrier mulhousien découvre, accroché au mur et noirci par des décennies de chauffage au charbon, un tableau qu'il prend pour une simple décoration. Après expertise, la vérité éclate : il s'agit d'une œuvre majeure, spoliée par les nazis à Karl Grünwald, collectionneur juif viennois et ami du peintre. 

Dans le film, André Masson (Alex Lutz), commissaire-priseur de la maison Scottie's – référence transparente à Christie's – reçoit un courrier d'une avocate de province (Nora Hamzawi) lui signalant cette découverte. Commence alors une course où s'entremêlent passion de l'art, appât du gain et complexité juridique. 

L'histoire réelle des Tournesols illustre le parcours tragique de milliers d'œuvres durant la Seconde Guerre mondiale. Karl Grünwald, marchand d'art qui avait tout fait pendant la Première Guerre mondiale pour éviter à Schiele le front, possédait une collection exceptionnelle. Lors de l'Anschluss en 19381, il parvient à fuir l'Autriche avec un camion contenant cinquante de ses tableaux les plus précieux. Mais en 1940, réfugié en France, il est rattrapé par l'avancée nazie : le tableau lui est confisqué, vendu en 1942, puis disparaît dans les méandres du marché de l'art. 

Sa réapparition en 2004 provoque un séisme. Thomas Seydoux, directeur du département Art impressionniste et moderne chez Christie's France, et Andreas Rumbler, directeur de Christie's Allemagne, authentifient l'œuvre. Le propriétaire alsacien, apprenant l'origine spoliatrice du tableau, accepte immédiatement sa restitution aux héritiers de Grünwald : un geste moral remarquable dans un univers souvent gouverné par l'argent. 

Mais c'est la suite qui révèle toute l'ampleur internationale de cette affaire : Les Tournesols sont mis en vente à Londres chez Christie's le 20 juin 2006. Estimés entre 4 et 6 millions de livres sterling, ils atteignent finalement 11,7 millions de livres (17,2 millions d'euros), frôlant le record pour un Schiele établi en 2003. Cette vente londonienne n'est pas anodine : elle témoigne de la centralité du Royaume-Uni dans le marché de l'art international, et surtout de sa capacité à gérer les questions complexes de provenance. 

En France, le décret de 1949 établit un principe révolutionnaire : l'imprescriptibilité des revendications d'œuvres spoliées durant la période 1933-1945. Concrètement, aucune limite de temps n'existe pour qu'un ayant droit réclame une œuvre volée à sa famille, même quatre-vingts ans après les faits. Ce principe écarte la protection de l'acheteur de bonne foi : la restitution prime, quelles que soient les transactions ultérieures.  

Le Royaume-Uni adopte une approche différente, plus pragmatique. En 2000, le Spoliation Advisory Panel est créé pour conseiller le gouvernement sur les demandes de restitution. Puis, en 2009, l'Holocaust (Return of Cultural Objects) Act autorise dix-sept institutions nationales à restituer des biens spoliés entre 1933 et 1945. Initialement limitée à dix ans, cette loi a été prolongée indéfiniment en 2019, témoignant de la permanence de ces enjeux. Cette flexibilité britannique explique pourquoi Londres est devenue une place centrale pour la vente d'œuvres à l'histoire complexe. Le marché britannique bénéficie d'une législation claire, d'institutions reconnues telles que Christie's et Sotheby's, et d'une expertise rodée en matière de provenance. La vente des Tournesols de Schiele à Londres plutôt qu'à Paris n'est donc pas un hasard : elle reflète la capacité du système britannique à gérer ces dossiers sensibles tout en assurant la liquidité du marché. 

Le Tableau volé met en lumière la position délicate du commissaire-priseur, incarnée par Alex Lutz. Entre l'acheteur de bonne foi, le vendeur ignorant l'origine de son bien, et les descendants de victimes de spoliation, qui peut légitimement revendiquer la propriété d'une œuvre ? Selon l'article L321-17 du Code de commerce français et le recueil déontologique de la profession, le commissaire-priseur doit exercer un devoir de diligence renforcé. Cependant, le plus grand obstacle juridique dans ces affaires reste la charge de la preuve. Les ayants droit doivent démontrer que leur ancêtre était bien propriétaire de l'œuvre, qu'elle lui a été spoliée et non vendue volontairement, et qu'ils sont les héritiers légitimes. Cette preuve est souvent difficile à établir quatre-vingts ans après les faits : les archives ont disparu, les témoins sont décédés, les transactions forcées ressemblaient parfois à des ventes légales. 

D'où l'importance des provenance researchers, véritables enquêteurs historiques qui reconstituent le parcours des œuvres à travers les décennies. Dans le cas des Tournesols, les experts ont pu remonter la trace jusqu'à Karl Grünwald grâce à des documents d'exposition - la dernière apparition publique de l'œuvre remonte à l'été 1937 au Jeu de Paume à Paris - et aux archives de spoliation nazies. 

Le Tableau volé excelle à montrer que le droit, aussi précis soit-il, ne résout pas tous les dilemmes. Que faire quand le vendeur actuel a lui-même hérité l'œuvre d'un grand-parent qui l'avait acquise de bonne foi dans les années 1950 ? Quand l'œuvre a été revendue plusieurs fois depuis la spoliation originelle ? Quand les documents prouvant la propriété initiale ont été détruits pendant la guerre ? Ces situations engendrent des conflits entre légitimités concurrentes : d'un côté, le droit moral des victimes et de leurs descendants ; de l'autre, la stabilité des transactions et la protection des acquéreurs innocents. Le film de Bonitzer ne tranche pas : il expose ces tensions, laissant au spectateur le soin de réfléchir à ces questions sans réponses simples. 

Une scène particulièrement frappante montre le jeune ouvrier mulhousien, interprété par Arcadi Radeff, hésitant à vendre le tableau : « Je ne veux pas faire fortune avec de l'argent taché de sang ». Les héritiers de Grünwald ont finalement accepté d'associer le jeune alsacien aux bénéfices de la vente, reconnaissant que lui aussi était de bonne foi. Une solution pragmatique à un problème insoluble. 

Le Tableau volé rappelle que ces questions ne relèvent pas de l'histoire ancienne. Aujourd'hui encore, des centaines d'œuvres spoliées circulent sur le marché de l'art, cachées derrière des provenances falsifiées ou lacunaires. La collaboration européenne s'intensifie : le réseau européen des commissions de restitution, créé en 2019, fédère les dispositifs en Allemagne, Autriche, France, Pays-Bas et Royaume-Uni. 

Le cinéma, en s'emparant de ces sujets, contribue à sensibiliser le grand public à ces enjeux. Car derrière chaque tableau volé se cache une histoire humaine, celle de familles dépossédées qui attendent justice depuis des décennies. Comme le dit magnifiquement Pascal Bonitzer : « Dans le film, seule la toile ne ment jamais. Imperturbables, ces Tournesols de Schiele survivent aux plus grandes bassesses de l'humanité ».  

La vente record à Londres en 2006 n'est donc pas qu'une performance commerciale : elle est la reconnaissance, par le marché international, de la valeur artistique d'une œuvre et du droit moral de ses propriétaires légitimes. Une victoire de l'art sur la barbarie, de la justice sur l'oubli. 

Par Eléanor Merlé

(1) Anschluss : annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie en mars 1938, réalisée par Hitler pour unir les deux pays germanophones sous son régime. 


Pour aller plus loin sur notre dossier du mois consacré au marché de l’art, consultez les articles de nos rubriques société et relations internationales sur notre blog.

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